archives départementales du Finistère, fond Jean Savina 45J71.
Le document est reproduit tel quel, je ne sais pas de quelles sources disposait l'auteur, Jean Savina (1876-1949, Professeur d'histoire à Douarnenez, puis à Quimperlé. - Membre de la Société archéologique du Finistère).
Ce même article a fait l'objet d'une parution dans le journal "le Citoyen" en trois parties du 11 jusqu'au 25 août 1927.
La justice patriarcale de Messire Aleno de Kersalic
Recteur de Plozévet en 1729
Il y a deux siècles, messire François Aleno de Kersalic, cadet noble, était recteur
ou plus exactement « vicaire perpétuel» de Plozévet.
Le recteur primitif chanoine de la cathédrale de Quimper, n’intervenait guère dans l’administration
de la paroisse, se contentant de percevoir, au bout de l’an, les dîmes ou «gros fruits» de son bénéfice.
De fait, M. de Kersalic était le recteur et, dans le langage courant, on lui donnait ce titre.
Recteur, il l’était même au sens le plus large du mot, au temporel ou spirituel.
Prêtre d’un rigorisme tout janséniste, il eût voulu restaurer autour de lui «la grande roideur
des vieux âges». Par excès d’humilité, à l’exemple de certains moines, longtemps,
il signa aux registres paroissiaux : «Aleno prêtre indigne». Autoritaire et bourru,
mais juste et brave homme au fond, il assujettissait son troupeau au joug de la plus
rude discipline. Son renom d’impérieuse énergie s’était répendue à cinq lieus à la ronde.
«Homme craint et redouté » disaient ses paroissiens, « il faisait tout trembler sous le poids
de son autorités. Onques recteur ne fut plus respecté dans l’exercice d’une double magistrature.
Cependant ce n’était pas l’opulence de M. de Kersalic qui en imposait à ses paroissiens. Ce recteur et les pauvres, ne recevant que la portion congrue. Mais M. De Kersalic n’enviait pas la richesse de son confrère de Plouhinec, pas même l’honnête aisance de son autre voisin, le recteur de la minuscule paroisse de Lababan . Ignorant tout esprit de lucre, il ne mesurait pas son zèle au chiffre de ses revenus.
Par-dessus toute chose au monde, M. de Kersalic abhorrait les procès. Si l’on l’avait écouté on eut fermé tous les auditoires de Cornouaille et contraint les gens de loi à chercher leur pain. Ce qui est sûr, c’est que 30 recteurs de sa trempe eussent suffi pour réduire de moitié le prix des charges de judicature dans tout l’évêché. Aussi des gens de chicanes, surtout ceux de pont-croix et de Quimper ne le portaient-il pas dans leur cœur. M. De Kersalic sans consommer car il ne comptait plus les victoires remportées sur les fauteurs de troubles et les plus redoutables chicaneurs.
Son dernier succès n’avait été ni le moins glorieux ni le moins profitable, quoique gagné sur la gente ovine, nous voulons dire que M. de Kersalic mis un terme à la divagation des troupeaux de moutons. En dépit de leur réputation de douceur, on sait qu’il n’est point de bêtes plus rebelles. Et puis, en fait de vagabondage, les brebis bigoudennes l’ont toujours emporté sur toutes les brebis du monde exception faite peut-être des brebis capistes. C’était à croire qu’au contact des pilleurs d’épaves elles avaient acquis un penchant spécial pour la maraude. Quoiqu’il en fût, les parcelles cultivées au voisinage des palues souffraient de leurs incessantes déprédations. Ni entraves, ni barrières, ni fossés n’arrêtaient leurs courses folles à travers les champs de blé. En vérité, c’était un fléau dont on gémissait depuis des siècles.
Le premier, M. Le Kersalic entreprit de remédier au mal. Il demanda à son presbytère tous les mendiants ingambes de la paroisse. Il les distribua en quatre ou cinq équipes qui devaient saisir, le long des palues, entre Lestréouzien et Pellan, les troupeaux délinquants et les amener au presbytère. Bientôt, les moutons affluèrent à toute heure de jour comme de nuit. Jamais on avait vu tant de moutons au bourg de Plozévet. Le recteur en mis dans les étables, dans les écuries, dans les granges, dans les cours, dans les jardins. Il en eut mis jusque dans l’église, si les saints canons n’avaient expressément interdit une telle profanation. Un bêlement sans fin enragea bêtes et gens du pauvre bourg. Le recteur en souffrait le premier
les allées et venues, le vacarme lui avaient fait perdre tout sommeil. Il demeura cependant inébranlable : on ne pouvait libérer les troupeaux que contre une juste et préalable amende.
La justice du recteur était expéditive et gratuite, mais la gratuité ne s’étendait pas aux auxiliaires de sa juridiction. Aussi les mendiants étaient en liesse : leurs recettes quotidiennes surpassaient des vacations ordinaires des huissiers, greffier ou notaires. Ces gains exorbitants ne scandalisaient pas par le recteur ; il le savait que le combat, vivement conduit, amènerait une prompte capitulation. A l’épreuve, sa tactique se révéla impeccable. A la première récidive, l’amende était doublé ; à la seconde, (mais il n’y eut pas de seconde récidive), la moitié des troupeaux devaient être conduite à la foire et vendus au profit des miséreux, sans oublier toutefois les saints de la paroisse.
Ainsi fut gagnée cette mémorable victoire. Désormais on fit si bonne garde autour des troupeaux qu’on n’entendit plus parler des moutons de Plozévet que pour vanter la beauté de leur toison ou la succulence de leurs gigots.
Pourtant le rude pasteur n’était pas pleinement satisfait. Un autre fléau désolait encore un quartier de sa paroisse, au terroir de Menez-Goret. En effet, l’esprit de chicane se perpétuait dans les quatre damnés villages de Kerelou, Kerleunan, Leztréouzien et Kerhat. Quoi qu’il fut sur le déclin , et peut-être même parce qu’il se sentait trop vieillir, M. De kersalic était impatient de livrer un dernier combat et de mater les mutins de menez-Goret. Messire de Kersalic estimait que ce serait là le couronnement de son œuvre.
Il ne se dissimulait pas la difficulté de la tâche. Ils allaient se heurter à de «terribles mutins à d’obstinés chicaneurs à des amateurs de procès ».Au fait, trois villages seulement , Kerhat, Kerleunan et Kerelou relevaient de la juridiction de M. de Kersalic ; Lestréouzien était au ressort de Monsieur de Plouhinec. Mais entre les quatre villages, «aux terres entrelacées» il y avait solidarité dans le désordre. M. De kersalic n’hésita pas à étendre sa juridiction temporelle sur les gars de Lestréouzien.
Le menez-Goret, vaste palue située au bord de la mer, entre Kérelou et Lestréouzien, était un champ de bataille.Depuis un temps immémorial, les gens des villages voisins y venaient assidûment, à de courts intervalles, vider leurs querelles. «De tristes accidents» en résultaient d’ordinaire.
Anciennement tout ce quartier ayant appartenu au même seigneur foncier, les parcelles labourables étaient «entremêlées haut et bas». Mais les aliénations successives des domaines contigus avaient laissé subsister l’indivision des terres frostes. Les 12 domaniers de Kerhat, Lestreouzien, Kerelou et Kerleunan avaient donc la jouissance indivise d’immenses communaux, palud et prateaux . Ces incultes qui tenaient une grande place dans l’économie rurale n’étaient point «embonnés et describés» dans les actes.
Dans les prateaux il y avait des «viviers pour rouir filaces, tremper et laver chanvre et lin». Sur la palue deux Menez-Goret paturaien des troupeaux de moutons . Puis, «chacun y prenait annuellement, dans la saison convenable, les mottes nécessaires pour les stus de sa terrre, le bois de chauffage qui pouvaient s’y trouver et y mettait des goémons pris et ramassé dans la mer et côte adjacente.»
Ces goémons étaient précieux comme engrais . «Nous mettons, disent les paysans, sur la dite palue quelques goémons bien utiles, périssable à la grève d’où il faut les enlever au plus tôt, comme un don de Dieu qu’il ne faut pas négliger.»
Les longues procédures engagées au sujet de Menez-Goret nous renseignent sur les causes des querelles paysannes chacun appliquant la maxime reçu des procureurs : «Quod commune est, meum est», on se disputait les meilleurs lots. «Les plus forts et les plus arrogants s’emparent de ce qu’ils veulent et des endroits les plus commodes pour en ôter les mottes et bois et y mettre leurs goémons, s’emparent même de plus qu’il ne leur en peut compèter charroyant ion goémons en l’un ou l’autre endroit , à leur fantaisie et suivant leur caprice, empêchant les autres de jouir de leur droit et de profiter des goémons qu’ils ramassent en travaillant jour et nuit.» Des vols aussi se pratiquaient.
De là, de perpétuels débats, une guerre sournoise et sans trève où les injures et les coups ne servaient qu’à entretenir l’ardeur des adversaires.
Spectacles lugubres que ces batailles livrées pour la conquête des épaves et des goemeons, dans les nuits de tempête, sur la grève ou la lande rase, en face de la mer en furie ! Visions d’enfer où la démence des hommes surpassait la violence des flots !
Las de ces désordres qui lui donnaient des cauchemars, le terrible lecteur résolut d’y mettre un terme, coûte que coûte. Trop longtemps, en dépit de son tempérament, Messire de Kersalic avait patienté. Le scandale avait trop duré, il fallait en finir cette fois. Et en attestait tous les saints protecteurs du pays bigouden : les derniers rebelles de Plozévet viendrait à récipiscence avant la saint Michel, avant même le pardon N.D. de Penhors, dût-il à cette fin, recourir aux voies de la plus grande rigueur.
M. Le Kersalic les vit individuellement. Il gagna les plus sages, admonesta les entêtés et les violents. Par tous il manifesta sa volonté inflexible d’établir, bon gré mal gré, la paix dans toute la paroisse, puis il leur donna rendez-vous sur la palue deux Menez-Goret.
Au jour à indiqué, M. De Kersalic fut exact au rendez-vous. On vit arriver successivement Alain le Goff de kerhat-huella, Yves le Goff et Joseph Lucas de Kerhat-Izella, Corentin le Gall et jean Jeannic, de Kerelou, Jean le Floch de Kerleunan, Alain Donnars de lestréouzien, puis enfin un peu retardataires, Joseph le Goff, Pierre le Floch, Guillaume Kerourédan, Alain Burel et Alain Kerloch.
Le recteur parla aux 12 domaniers avec une rude franchise. Nous ne saurions rapporter ses propos avec fidélité : M. de Kersalic n’avait pas coutume de mettre ses sermons sur le papier. Comme les hommes d’action, il parlait peu, écrivait moins encore. Toutefois un de ses confidents, Jean le Touller, notaire et procureur de la juridiction du marquisat de pont-croix, nous a conservé la substance de cette harangue :
« Vous êtes, leur dit le recteur, de maudits chicaneurs. Vous avez, plus encore que vos pères, la démangeaison de plaider. Voyez l’excès de votre aveuglement. Il est parmi vous quelques brebis galeuses ; je crains leur contagion. Qu’elles guérissent ou qu’elles se séparent du troupeau. Vous devez jouir de vos communaux et terres frostes en bons voisins, sans aucune querelle ni procédure indécentes et contraires à l’amitié qui doit être un des plus grands biens entre si proches voisins. Vous devez nécessairement nourrir une aimable société pour fréquenter jour et nuit vos terres entrelacées et vous aider, au besoin, comme vos auteurs l’ont de tout temps pratiqué dans leurs travaux. »
Nul n’osa contredire ce langage, mais nos paysans parurent plus étonnés que persuadés. Une longue expérience leur avait appris à ne point compter sur l’équité du voisin. Chacun des tenanciers espérait que la jouissance de la palue serait réservée à un ou deux villages à l’exclusion des autres et, naturellement, chacun, fort de sa possession quadragénaire, s’était déjà rangé au nombre des privilégiés. La déception fut grande : en somme, le recteur n’avait opéré aucun miracle.
Missive de Kersalic compris qu’a prêcher de tels réfractaires, il perdait son temps . Puisqu’il en était ainsi, il imposait une solution radicale : le partage. Et ce partage, il entendait y procéder lui-même, sans délai, sans en informer même les hauts et puissants seigneurs, M. le Comte de Douges, M.M. le Baillis de Porsaluden et de Keratry dont relevaient ces terres. Malheur à qui dorénavant élèverait la moindre protestation !
Ceci se passait un samedi, vers la mi-août 1729. Le lendemain, au prône de la grand’messe, l’abbé de Kersalic annonça, « que pour tâcher de mettre le bon ordre entre les domaniers de Kerhat, Kerleunan, Kerelou et Lestréouzien, faire jouir chacun de sa contingente Kerloch et prévenir tous les mauvais accidents, des tenanciers desdits villages étaient invités à s’assembler au Menez-Goret le quatrième dimanche d’août, après battre, pour assister au partage de ladite montagne en 12 loties, mesurées au prorata de ce qui revient à chacun, à proportion de sa tenue.»
Trois jours durant, l’abbé de Kersalic arpenta en tous sens les landes et prateaux du Menez-Goret. Au crépuscule, sa silhouette mouvante dominait la Palue solitaire et l’on eût dit un fantôme se livrant à quelque besogne mystérieuse. Les paysans superstitieux qui épiaient ses allées et venues étaient éloignés de croire que de longs calculs pour la détermination des lots retenaient si tard an Aotrou Persoun. Au vrai, une lutte surhumaine se livrait sur la lande entre le saint homme et l’esprit du mal et ce que des mesures et les oreilles en pouvait percevoir n’était que rites et formules d’exorcismes. Telle était la conviction des paysans.
Le quatrième dimanche d’août, vêpres expédiées, Messire de Kersalic s’en fut, à travers champs, à Menez-Goret. Il n’était pas seul. Maitre Jean Le Touller, notaire et procureur, noble hommes Yves Rogel, arpenteur expert, qui se jour là avait déjeuné au presbytère, l’accompagnaient. Bien entendu, ces deux auxiliaires n’étaient là que pour la forme et seulement pour donner plus de solennité au partage déjà effectué par M. De Kersalic.
Une foule innombrable, telle qu’on n’en voit sur les palues qu’au pardon de Penhors et de Sainte-Anne, fermait tout l’horizon de Menez-Goret. Des théories de curieux étaient venus là pour jouir du spectacle insolite d’un recteur justicier prononçant ses arrêts, non pas même sous un chêne mais sur la croupe d’une montagne en face de l’océan.
Cependant MM. Le Touller et Rogel affectèrent de vérifier les mesures et les calculs du recteur. Vérification faite, il se trouva donc que le partage était exact et judicieux. Aussitôt, «en témoignage de consentement et satisfaction, tous les domaniers aidèrent à porter les pierres bornales dans les frortages, communaux, palues et prateaux ci-devant indivis.»« Les choisies faites de l’agrément de toutes les parties», la foule se dispersa.
Ce soir là, M. de Kersalic s’estima le plus heureux des recteurs : la paix régnait dans la paroisse et, désormais, nul souci d’ordre profane ne troublerait son repos.
Hélas ! en ce bas monde, le mal seul est durable. M de Kersalic mourut l’année suivante, chargé d’ans et épuisé par les fatigues d’un long et double ministère. La paix de menez-Goret dura autant que l’abbé de kersalic. Lui vivant, personne ne broncha, mais sa mort ouvrit une nouvelle ère de querelles et de procès. Le ci-devant recteur avait professé un superbe dédain pour les grimoires des notaires et procureurs et ainsi il se rendit grandement coupable, car il omit de faire comparoir les gars de Kerhat-Kerelou en l’étude de me le Touller pour parfaire et ratifier en due forme le fameux partage.
Le nouveau recteur eut beau les supplier, même pronalement, de réparer, au plus tôt cet oubli : ce fut en vain. « Les pierres bornales furent arrachées par les malveilants pour continer, par usurpation, les indues jouissances.» Et, suprême injure à la mémoire de messire de Kersalic, ces mécréants, éternels mutins et rebelles, réclamaient la liberté de plaider et, au besoin, celle de se battre et de s’entretuer sur le Menez-Goret.
Jean Savina